CHAPITRE IV
Nous sommes au bord de la guerre, seigneurs Chronodes ! bredouilla l’officier de la sécurité extérieure. Mes hommes ne savent plus quoi faire pour calmer les sous-peuples. Nous risquons d’être rapidement submergés.
Les permanentes fluviales, les ambassadeurs des sous-peuples, les représentants des guildes professionnelles et les Sézamons quasiment au complet occupaient les travées du grand amphithéâtre du conseil. Les missions évolutives sur les mondes matériels étaient provisoirement suspendues.
— La vérité ! tonna la voix grave d’un Chronode. Il faut dire la vérité aux sous-peuples.
Les maîtres du réseau-Temps avaient pris place dans les alvéoles disposés en demi-cercle au pied des gradins, à l’intérieur desquels ils flottaient comme des poissons dans un aquarium. L’épaisseur des vitres teintées empêchait de discerner avec netteté leurs monstrueux visages et leurs corps allongés. Leurs voix graves, caverneuses, surgissaient de bulles amplificatrices encastrées dans les murs blancs de l’amphithéâtre.
Assise au cinquième rang, dame Anthya ne distinguait de ses suzerains que de vagues formes brunes transpercées de lueurs vives et furtives. Bien qu’elle fût Sézamone de troisième échelon, elle n’avait encore jamais eu le privilège de les contempler hors de leurs alvéoles. Elle jeta un regard de biais à son voisin, le seigneur Yvain, un Sézamon du premier échelon promis au plus brillant avenir et qui semblait apprécier sa compagnie.
— Quelle vérité ? gronda le Chronode Neptos, dont l’énorme face vint s’écraser sur la vitre de l’alvéole. Y a-t-il une vérité unique ? Pour l’instant, nous avons seulement perdu la trace mentale et physique de notre frère Anataos. Rien ne nous prouve qu’il soit… mort.
Il avait hésité avant de prononcer ce mot, conscient qu’il était difficilement compatible avec la notion fondamentale d’immortalité.
Dame Anthya se pencha vers le seigneur Yvain.
— Je me demande bien pourquoi les Chronodes nous ont convoqués à ce conseil, murmura-t-elle. Ils n’ont visiblement pas l’intention de solliciter notre avis.
— Ils sont désorientés, répondit Yvain. Peut-être que…
— Que ?
Yvain baissa le son de sa voix.
— Ils nous ont rassemblés pour nous sonder. Ils cherchent des éléments, des indices dans nos esprits.
Dame Anthya ouvrit de grands yeux étonnés. Yvain se plongea avec délectation dans ces iris d’un bleu si pâle qu’il se confondait presque avec le blanc.
— La mort d’Anataos serait le fait d’un Sézamon ? chuchota-t-elle.
— Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Qui d’autre qu’un Sézamon aurait pu s’approcher d’un Chronode sans éveiller sa méfiance ?
— Je croyais que les Chronodes détectaient les moindres intentions de leurs vassaux ou de leurs sujets.
— Celui ou ceux qui ont tué Anataos – dans l’hypothèse où celui-ci aurait été assassiné, bien sûr – sont probablement parvenus à masquer leurs intentions.
Anthya se redressa et désigna, d’un ample geste du bras, les travées supérieures et inférieures.
— Pourquoi un Sézamon ? Pourquoi pas l’ambassadeur d’un sous-peuple ? Une permanente fluviale ? Un officier supérieur de la sécurité ? J’ai entendu dire que certains d’entre eux avaient récemment disparu sans laisser de traces.
Yvain secoua lentement la tête.
— Ces gens ont été élevés de tout temps dans l’idée de l’immortalité de leurs pères créateurs. L’idée d’assassiner un Chronode ne leur aurait même pas effleuré l’esprit. Ce crime, si crime il y a, n’a pu être perpétré que par un élément venu de l’extérieur, quelqu’un qui s’est introduit dans le réseau avec une intention précise.
Anthya enveloppa Yvain d’un regard trouble.
— Ce portrait vous correspond assez fidèlement, seigneur Yvain. Vous venez d’un monde matériel et il n’y a pas longtemps que vous êtes entré au service du réseau.
— Quelques semaines de l’ordre chronologique universel. Mais, de grâce, excluez-moi de la liste des suspects, dame Anthya : je n’aurais pas eu assez de temps pour concrétiser un tel projet.
Elle esquissa un sourire ironique.
— Et vous, de grâce, n’employez pas ce genre d’argument ! À Olymbos, la chronologie n’est qu’une vue de l’esprit et on modèle à sa convenance le matériau temps.
Ils se turent et observèrent distraitement les masses sombres des Chronodes qui flottaient dans les alvéoles. L’officier de la sécurité, figé au garde-à-vous, attendait respectueusement les décisions des maîtres d’Olymbos. Les visages des Sézamons et des représentants des sous-peuples, sculptés par les lueurs des appliques murales, étaient des masques d’inquiétude ou de fureur contenue. Une tension presque palpable régnait sur l’amphithéâtre.
La rumeur de la mort ou de la disparition du père Anataos avait semé un vent de colère dans les bâtiments et dans les rues de la cité. Des groupes de pêcheurs, de chasseurs, de sondeurs, de commerçants et d’administrateurs s’étaient spontanément formés sur les places et avaient convergé vers les bâtiments centraux. Des échauffourées avaient éclaté entre des gardes de la sécurité extérieure et les émeutiers.
Les choses se seraient probablement calmées d’elles-mêmes si la mer du Temps ne s’était pas subitement et provisoirement retirée, dénudant les falaises, les rochers, les piliers de soutènement et les fondations des édifices. Les barges fluviales amarrées aux bittes des quais s’étaient tout à coup retrouvées posées sur un fond de balsan gris, jonché de milliers et de milliers de méduses éphémères. Les sous-peuples avaient immédiatement fait le rapprochement entre ce phénomène – tout à fait naturel d’après bon nombre de Sézamons du cinquième échelon – et les prophéties du Chronodus. Dès lors le vent de colère s’était transformé en vent de panique, et la sécurité extérieure, débordée, rencontrait des difficultés grandissantes à contenir les poussées désordonnées de la multitude qui cherchait à pénétrer dans l’amphithéâtre du conseil ou dans les satellites d’expédition.
Des prophètes de mauvais augure annonçaient l’engloutissement définitif d’Olymbos sous une gigantesque vague de Temps. Les lamentations, les cris de désespoir de ceux qui se croyaient abandonnés de leurs pères créateurs retentissaient en tous points de la cité. Des scènes de carnage et de pillage se jouaient en permanence sur les passerelles et les jardins suspendus.
Les Chronodes avaient rappelé les Sézamons, suspendu les expéditions sur les mondes de l’univers matériel et convoqué un conseil général d’urgence, lequel ne faisait que trahir leur embarras. Où donc était passée leur légendaire clairvoyance ? Pourquoi éprouvaient-ils ce besoin soudain d’en référer à leurs vassaux ?
— Nous sommes justement réunis pour proposer UNE vérité aux sous-peuples ! déclara Hermos. Et non LA vérité ! Ce qui importe, c’est de mettre fin au désordre, de calmer les esprits.
— En ce qui concerne le retrait de la mer du Temps, intervint Haros, il nous sera aisé de démontrer qu’il s’agit d’un simple phénomène naturel.
Maintenant d’une main ses longs cheveux bruns, dame Anthya se pencha de nouveau vers Yvain. Le froissement de sa robe domina un instant le brouhaha confus qui s’élevait autour d’eux.
— Confiez-moi donc votre idée sur la question. Car vous avez une idée derrière la tête, n’est-ce pas ?
— Vous êtes plus perspicace qu’un maître du réseau !
— Simple intuition féminine. Eh bien ?
Le regard d’Yvain s’enfonça comme une lame dans celui d’Anthya. Bien qu’il fût régi, comme tout Sézamon, par le code du célibat, il avait de plus en plus de mal à se défendre de l’inclination qu’il ressentait pour cette femme à la beauté limpide et aux tenues extravagantes. Il l’avait remarquée dans une salle de transit au retour d’une expédition et, depuis, bien qu’il ignorât tout d’elle, il s’arrangeait pour se retrouver à ses côtés à la moindre occasion.
— Êtes-vous capable de garder un secret ?
Elle fronça les sourcils, le fixa d’un air offusqué et soupira :
— Les légendes sur les femmes ont la vie dure. Bien entendu, sauf si les Chronodes fouillent à mon insu dans mon cerveau.
Il lança un bref coup d’œil sur les travées supérieures.
— C’est un risque que nous devons courir. Voilà : un humain se trouve actuellement dans le réseau.
— Ne me dites pas, seigneur Yvain, que vous ajoutez foi aux rumeurs répandues par les adeptes du Chronodus. Ces fous prétendent justement que la disparition d’Anataos est liée à la présence d’un humain dans le réseau.
— Ils ont raison. Lorsque je vivais sur Kélonia, ma mère et moi avons aidé un homme, Rohel Le Vioter, à gagner le bassin du Temps. Dame Ubigaëlle l’y attendait et avait pour mission de le faire passer à l’intérieur du réseau.
— Dame Ubigaëlle ? Votre marraine ? Qu’est-elle devenue ?
— Après m’avoir accompagné dans mes premières missions de Sézamon, elle a demandé et obtenu son retrait provisoire des affaires.
— Que serait venu faire cet humain dans le réseau ?
— Se lancer sur les traces de Lucifal, l’épée de lumière forgée par les dieux primitifs.
Anthya se redressa, les lèvres déformées par une moue narquoise.
— Lucifal ? Le monde de Cirphaë ? De simples mythes créés par l’Ordre des sondeurs !
— Détrompez-vous, dame Anthya. J’ai pris le soin de consulter les annales du sous-peuple des administrateurs. Il y est fait mention de Lucifal. Il semble même que le réseau-Temps se soit créé juste après que Cirphaë s’est emparée de l’épée de lumière.
— Pourquoi envoyer un humain à sa recherche ?
— Pour deux raisons : d’abord, elle a été conçue pour les humains, et seul un humain a la capacité de l’arracher de sa gangue de glace. Ensuite, c’est la seule arme capable d’enrayer l’invasion massive de créatures venues de l’antespace. Des créatures qui ne mettraient pas seulement l’existence des mondes matériels en danger, mais également celle des mondes intemporels. Des créatures qui se seraient déjà glissées parmi nous.
— Pourquoi me révéler tout cela ?
Yvain ne put s’empêcher de rougir jusqu’à la racine des cheveux. De son enfance sur Kélonia, il avait gardé, outre un souvenir nostalgique de sa mère et de sa sœur, une grande timidité avec les femmes. Vestiges de la nature humaine.
— Je… j’ai confiance en vous.
Un sourire radieux illumina le merveilleux visage d’Anthya.
— Ne vous en défendez pas, seigneur Yvain ! Les sentiments ne sont embarrassants que lorsqu’ils ne sont pas partagés.
— Mais le code de célibat…
Elle éclata d’un rire musical qui le fit frissonner de la tête aux pieds.
— Votre candeur est touchante ! Les codes sont faits pour être transgressés et, d’ailleurs, bon nombre de nos pairs ne s’en privent pas ! À votre avis, que devons-nous faire ? Attendre que les Chronodes aient pris leur décision ?
La voix d’Yvain se mua en un filet sonore à peine audible.
— Entrer dans la salle des archives intemporelles.
Il décela nettement la pâleur qui tombait sur les traits de son interlocutrice.
— Les annales des administrateurs m’ont également appris qu’Anataos était le gardien secret des archives, poursuivit-il rapidement (il avait maintenant peur qu’elle le prenne pour un fou, peur qu’elle se détourne de lui), il se peut que sa disparition soit liée à sa fonction. Il a peut-être surpris quelqu’un dans le bâtiment. Quelqu’un qui cherchait un renseignement, quelqu’un qui l’aurait tué.
— Les Sézamons n’ont pas accès au bâtiment des archives, protesta-t-elle d’une voix mal assurée. La loi…
— Vous venez vous-même de l’affirmer, dame Anthya : la loi est faite pour être transgressée.
*
Les deux Sézamons se dégagèrent tant bien que mal des tentacules de la foule et se dirigèrent vers les passerelles qui donnaient sur le bâtiment des archives. Yvain tenait fermement la main d’Anthya, et il aurait fallu bien davantage que les mouvements confus et brutaux d’une multitude surexcitée pour la lui faire lâcher.
Les ressortissants des sous-peuples étaient sortis de leurs quartiers respectifs et avaient envahi la partie haute, officielle, d’Olymbos. Pêcheurs, chasseurs et sondeurs en profitaient pour vider, à coups de harpon, de lance ou de trident, les querelles de préséance qui les opposaient depuis des lustres. Des grappes humaines ivres de rage submergeaient les cordons des gardes, des cadavres ensanglantés jonchaient par centaines les places, les rues et les quais.
La vitesse avec laquelle la paisible cité s’était transformée en un théâtre de fureur et de sang sidérait dame Anthya. L’annonce, non confirmée, de la mort d’un père Chronode avait suffi à bouleverser leurs croyances, à ruiner leur monde. Ils avaient tout à coup perdu l’espoir, ils avaient aboli les règles, les lois. L’odeur entêtante du sang et de la charogne, exaltée par les effluves de chaleur, dominait à présent les senteurs habituelles des fleurs et des arbres à parfum.
— Quelle folie ! murmura Anthya, au bord de la nausée.
Seules manquaient les fluviales, qui avaient compris que la sauvagerie de leurs compagnons risquait de se retourner contre elles. Elles avaient sauté dans les barges et avaient appareillé sans demander leur reste. Les voiles déployées n’étaient plus que de minuscules points blancs à l’horizon. La mer du Temps était revenue à son niveau habituel. Les vagues d’énergie noire et condensée effleuraient de nouveau les piliers des bâtiments, les arches des passerelles et des rues, les flancs abrupts des falaises.
Yvain s’était muni de la dague métallique qu’il avait rapportée de la salle des annales chronologiques du sous-peuple des administrateurs. Quelqu’un l’avait laissée sur une table, entre deux volumes aux épaisses couvertures de cuir. Il l’avait ramassée machinalement, sans penser qu’il aurait un jour à l’utiliser. Il se demandait à présent si on ne l’avait pas volontairement abandonnée à son intention. La chaleur intense qui se dégageait de la fine lame lui irradiait l’aine et le haut de la cuisse.
Ils progressaient pour l’instant sans encombre, se faufilant entre les groupes d’émeutiers, se glissant dans les rares zones d’ombre, se dissimulant derrière les buissons ou les arbres des jardins. Une telle confusion régnait sur Olymbos que personne ne leur prêtait attention.
Les gardes de la sécurité intérieure ne s’étaient pas davantage intéressés à eux lorsqu’ils étaient sortis dans le hall d’honneur du grand amphithéâtre. Ils s’étaient levés sans attendre la fin officielle de l’assemblée extraordinaire et, négligeant les insultes ou les regards assassins des Sézamons ou des ambassadeurs qu’ils dérangeaient, s’étaient dirigés vers l’escalier latéral.
— Nous y sommes presque, dit Yvain en désignant l’entrée de l’édifice circulaire des archives.
Ils franchissaient une étroite passerelle perchée une centaine de mètres au-dessus la mer du Temps. Ils transpiraient, le souffle commençait à leur manquer, leurs jambes étaient lourdes. Voyageant en permanence sur les courants achroniques, ils avaient perdu l’habitude de marcher.
— C’est de la folie, gémit Anthya.
Elle n’aurait jamais imaginé que ce spectacle de désolation, commun sur les mondes matériels qu’elle avait visités, se jouerait un jour dans le réseau-Temps. Comme tous les Sézamons, comme tous les représentants des sous-peuples, elle s’était crue à l’abri de ce genre de tempête. N’appartenait-elle pas à un corps d’élite chargé de guider les humanités dispersées sur les chemins de leur évolution ?
Pour Yvain, c’était différent. Il n’avait pas encore coupé l’invisible cordon qui le reliait à son passé. Ces effluves de sang et de décomposition lui donnaient l’impression de rentrer chez lui après un court exil.
À l’extrémité de la passerelle, ils tombèrent sur un trio de chasseurs vêtus de leurs traditionnelles combinaisons noires. Ils titubaient et des filets de salive s’écoulaient des commissures de leurs lèvres. Ils étaient probablement sous l’emprise du médusant, une boisson fermentée qu’on tirait d’une glande des méduses éphémères.
— Une femme ! grogna l’un d’eux lorsqu’ils aperçurent dame Anthya.
Leurs yeux s’injectèrent de sang. Depuis que les fluviales avaient massivement déserté les lieux, les occasions de posséder une femme se faisaient rares. Yvain tira Anthya par le bras et tenta de se glisser dans un espace libre, le long du garde-corps. Les pointes effilées d’un trident vinrent aussitôt se poser sur sa poitrine et le contraignirent à s’immobiliser. Le faciès orné d’un rictus, le chasseur s’avança vers lui.
— Fous le camp ! C’est elle qui nous intéresse !
La main d’Anthya se crispa dans celle d’Yvain, ébloui par les rayons étincelants de Zos, énorme disque d’argent posé à la verticale au-dessus du bâtiment.
Les chasseurs détaillèrent la jeune femme avec des lueurs égrillardes dans les yeux.
— Tu n’es pas une de ces satanées femelles des fleuves, n’est-ce pas ? Mais alors…
Une expression de surprise s’afficha sur leurs traits rudes.
— Une dame Sézamone !
L’espace de quelques secondes, ils hésitèrent à la molester, comme effrayés par leur propre audace, puis la beauté et l’élégance d’Anthya soufflèrent puissamment sur le feu de leur désir. Ils écartèrent Yvain à coups d’épaule et de trident, se pressèrent autour d’elle en libérant des rires stupides, commencèrent à lui caresser les cheveux, à tirer sur sa robe, à lui dénuder les épaules.
En temps ordinaire, ce genre d’agression leur aurait valu d’être précipités dans la mer du Temps, mais le médusant et le désordre général se conjuguaient pour annihiler ce qu’il leur restait de raison. Anthya voulut se rebiffer, mais l’un d’eux lui décocha une gifle d’une telle violence qu’elle faillit tomber à la renverse. Les yeux emplis de larmes, la joue barrée de stries rouges, elle lança un regard désespéré à Yvain. Sa robe se déchira dans un crissement aigu, dévoilant en partie sa chair d’une blancheur immaculée.
— Sézamone ou non, c’est une femme comme les autres !
Yvain jugea le moment venu d’intervenir. Ils étaient tellement tendus vers leur but qu’ils l’avaient oublié. Il tira sa dague de la ceinture de son pantalon et, d’un geste vif et précis, l’enfonça jusqu’à la garde dans l’abdomen de l’homme qui se tenait le plus près de lui. Ce dernier lâcha son trident et, dans un affreux borborygme, s’affaissa comme une outre vide sur le plancher balsanique de la passerelle. Yvain ne laissa pas aux autres le temps de recouvrer leurs esprits. La lame de la dague vola vers la gorge du deuxième, s’enfonça sous la pomme d’Adam, glissa sur une vertèbre cervicale et ressortit sous l’occiput. Un flot de sang arrosa dame Anthya, qui poussa un hurlement de terreur et d’horreur.
Le troisième chasseur arma son trident, se rua sur Yvain. Le Sézamon esquiva les trois pointes d’une ample rotation du torse. Il ne chercha pas à riposter. Il s’accroupit, saisit un bras de son adversaire, se redressa brusquement et, d’un puissant mouvement d’épaule, le fit basculer par-dessus le garde-corps. Le vacarme environnant couvrit l’interminable hurlement du chasseur.
Yvain essuya la lame de la dague sur la combinaison d’un cadavre et la glissa précautionneusement dans la poche intérieure de sa veste. Puis il saisit la main tremblante d’Anthya, qu’un pâle sourire éclairait.
— Je ne vous connaissais pas ce talent pour le combat, seigneur Yvain, murmura-t-elle d’une voix frémissante.
— Mes racines humaines, sans doute.
*
Un silence religieux ensevelissait le bâtiment des archives intemporelles. Anthya et Yvain avançaient lentement entre les fosses d’où s’élevaient des lueurs maladives.
— On dirait que tout est mort ici.
Le chuchotement d’Anthya s’envola comme un oiseau blessé vers la voûte de la pièce. Ils n’avaient pas rencontré âme qui vive à l’entrée du bâtiment. Les gardes de la sécurité extérieure avaient tous été mobilisés pour endiguer les assauts des ressortissants des sous-peuples. Pourtant, bien qu’il fût désormais privé de protection, personne n’avait songé à violer le sanctuaire tabou des archives.
— C’est de la folie, répéta Anthya.
— Nous n’avons plus le choix.
Ils entrevirent des lumières mouvantes et vives dans le lointain. Les piliers de soutènement surgissaient maintenant de l’obscurité comme des spectres ventrus et menaçants. Les claquements de leurs chaussures sur les dalles, les froissements de leurs vêtements et leur halètement prenaient une résonance inquiétante dans cette atmosphère figée. Ils traversèrent un vaste espace nu et arrivèrent devant une immense fosse circulaire d’où jaillissaient des lumières accompagnées d’indéfinissables grondements.
C’était, pour autant qu’ils pussent en juger, une succession syncopée d’images ou de tableaux virtuels, multidimensionnels, qui s’élevaient sur une hauteur de dix mètres. Ils s’immobilisèrent et, tout en reprenant leur souffle, tentèrent de donner une cohérence à cet incessant tourbillon sonore et visuel. Il leur fallut un bon moment pour accoutumer leurs yeux aux éclats fulgurants et saccadés qui crevaient le rideau de ténèbres. Ils crurent distinguer des êtres sombres surgissant de failles célestes et se répandant en masse sur les mondes matériels, des visages épouvantés, grimaçants, qui se superposaient aux étoiles mourantes de systèmes solaires en perdition, des planètes détruites, des colonnes humaines dirigées vers des enclos, des cadavres jetés dans les fleuves…
— Est-ce que tout cela a un sens ? soupira dame Anthya.
— Je l’ignore, répondit Yvain. Si ce sont les archives, on dirait qu’elles sont devenues folles. Voilà qui explique peut-être le trouble des Chronodes : sans Anataos, ils sont incapables de tirer la signification des archives, de prévoir l’avenir. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont suspendu les expéditions sézamoniales.
— Nous sommes donc devenus inutiles, murmura Anthya d’une voix défaite.
— Les Sézamons ont-ils été un jour utiles ?
Elle leva la tête vers lui. Les lueurs changeantes de la fosse soulignaient les lignes pures et douces de son visage. Elle avait rajusté à la hâte sa robe déchirée et maculée de sang. Une envie subite de la serrer dans ses bras traversa Yvain. Un reste de pudeur l’en dissuada.
— Je ne considère pas comme inutile l’assistance évolutive offerte aux humanités, protesta-t-elle.
— Les humains ont-ils réellement besoin de notre aide pour évoluer ? Au mieux nous hâtons ce qui est déjà inscrit dans le temps, au pire nous leur interdisons d’en appeler à leur souveraineté. Nous sommes des dieux falsifiés et les paradis que nous tentons d’établir sont aussi faux que nous.
Ils contemplèrent en silence les images convulsives et cauchemardesques qui s’entremêlaient au-dessus de la fosse. Anthya se sentait transpercée par le vide. Jusqu’alors personne n’avait remis en cause son rôle de Sézamone. Les expéditions sur les mondes matériels, les conseils prodigués aux humains dont elle surveillait les progrès, les cultes qui s’établissaient et se défaisaient sur son nom, les prières que lui adressaient des hommes et des femmes fous d’espoir, l’adoration qu’elle lisait dans les yeux des enfants, tout cela constituait sa raison de vivre, plus rien n’aurait de sens si tout cela lui était retiré.
— Je sais… commença-t-elle.
— Vous savez quoi ?
— La fin… la fin d’Anataos… la fin du réseau-Temps…
Elle s’affaissa silencieusement sur les dalles. D’une pâleur extrême, elle semblait reposer paisiblement au milieu de la flaque grise et figée de sa robe. Yvain se pencha sur elle, glissa les mains sous sa nuque et lui souleva délicatement la tête. L’absence d’expression de ses yeux l’alarma. Il avait l’impression qu’un invisible courant d’air soufflait la lumière de sa vie.
— Inutile… La fin… gémit-elle.
Il comprit alors que les permanents du réseau-Temps, qu’ils fussent Chronodes ou Sézamons, n’existaient que par leur fonction. Ils n’avaient pas de mémoire propre, donc pas de racines. Ils s’estimaient supérieurs aux races humaines, pensaient maîtriser les paramètres de l’espace et du temps et pourtant ils n’avaient aucun point d’ancrage dans la matière. Ils ne vivaient que par procuration, et s’ils guidaient les peuples humains, c’était davantage pour se glorifier de leur propre importance que par générosité. Ils s’étaient exclus du jeu de la création, de la gravité, de la chronologie, de la mort, de la transformation… Peut-être avaient-ils été animés par les meilleures intentions lorsqu’ils avaient fondé le réseau, mais ils avaient perverti le système, dont ils avaient poussé les mécanismes jusqu’à l’absurde : ils dépendaient désormais autant des humains que les humains dépendaient d’eux.
— Nous pouvons encore être utiles ! cria Yvain.
Elle entrouvrit la bouche.
— Comment ?
Sa voix n’était plus qu’une flamme lointaine, fragile.
— En aidant Rohel Le Vioter à lutter contre Cirphaë et à récupérer Lucifal, dit-il avec l’énergie du désespoir.
— Où ?
— Nous nous rendrons à arksl, la capitale du sous-peuple des fluviales. Les matrones de la cité nous indiqueront la direction à suivre. Nous réquisitionnerons une barge.
Il vit que ses mots redonnaient énergie et chaleur à dame Anthya. Elle s’en sortirait à la condition qu’il la comble de raisons de vivre.
Il déposa un baiser sur les lèvres glacées de la jeune femme.
— À moi également tu peux être utile, ajouta-t-il dans un souffle.
Elle cligna des yeux en signe d’acquiescement.
Tout à sa joie, il ne se rendit pas compte que les archives intemporelles brillaient à présent d’un vif éclat et qu’une étoile blanche se levait au-dessus des mondes morts.